
1–Comme philosophe africain, quel sens donnez- vous à une réflexion philosophique sur l’éthique environnementale ?
Hubert Mono Ndjana : Au cour s d ’un voyage en Extrême-Orient, j’avais pris le même vol qu’un ministre camerounais. Il se rendait en Chine, en 1ère Classe, et moi en Corée, et comme il est normal, en classe économique. Mais à Moscou, les officiers soviétiques avaient prioritaire- ment pris la 1ère classe, pour une fête quelque part dans un pays asiatique. A contre-cœur, le ministre me rejoignit vers l’arrière du cockpit. Pendant que, vivement choqué, il se plaignait de son déclasse- ment avec une agaçante insistance, je lui fis comprendre que si une catastrophe se produisait dans ce voyage, la mort en classe touristique, celle en classe Affaires ou en 1ère classe, était la même mort le sort serait le même. Ce ministre pensait, naïve- ment peut-être, que sa biologie et son ontologie ne correspondaient pas à la classe économique ! Je trouvais ses exigences ridicules parce que le Cameroun n’a même pas encore fabriqué un vélo…
Je n’ai pas oublié votre question. Le détour que je viens de prendre, par cette histoire de siège dans l’avion, cherchait seulement à vous faire comprendre que pour les questions d’environnement, de catastrophe et de dégradation de cet environnement, il ne saurait y avoir une philosophie spéciale pour l’Africain, différente d’une philosophie occidentale ou autre. Le monde qui nous entoure, notre environnement mondial, est un commun patrimoine de l’humanité. C’est notre habitacle commun, dont nous sommes tous pareillement comptables où que nous soyons. Les catastrophes qui peuvent surgir par-ci par là, de par la dégradation de l’environnement par les imprudences ou les arrogances de l’être vaniteux
qu’est l’homme, peuvent nous emporter tous, sans aucune considération pour nos appartenances régionales. Sans même un petit regard vers nos para- pluies atomiques qui ne sont, au niveau de la force intrinsèque de l’univers, que de petites débrouillardises inefficientes !
Le plus inquiétant est que certains puissants de ce monde refusent de signer des accords et des consensus avec le reste de l’humanité pour conjurer en- semble la survenance de ces catastrophes qui sont de causalité humaine. C’est peut-être à ce niveau que le philosophe africain peut développer des argumentations spécifiques concernant la protection de la vie pour la raison que la vie est, chez lui, une valeur sacrée. C’est ce genre de direction que prennent nos réflexions en bioéthique. Quand les autres parlent humanisme, de Montaigne à Levinas, il s’agit chez eux, peut- être, d’un simple concept, un principe régulateur d’un vivre- ensemble demandant à être socialement cimenté. Marx et Proudhon traitent d’un socialisme dont l’essence n’est qu’une reconstruction fondée sur des adhésions volontaires. Senghor et Nyerere théorisent plutôt sur un socialisme d’origine naturel ne demandant qu’à être canalisé pour la défense des causes communes. Tshiamalenga Ntumba désigne cette liaison essentielle par le le concept fondamental de « bisoïté ». Dans le Lingala, qui est une langue bantu, biso (lire bisso) signifie « nous ». Le sentiment de bisoïté, ou de collectivité constitue une pluralité, puis un pluralisme organique naturel qui, avant l’intrusion de l’économie de marché et de la mentalité capitalistes, rivaient tous les Bantus sur les grandes causes, les grandes valeurs partagées et ressenties ensemble.
La vie est une valeur fondamentale qui doit être maintenue et sauvegardée. C’est elle que l’immigrant clandestin africain recherche dans ses pérégrinations à travers océans et continents, pendant que d’autres construisent les instruments de la mort et des destructions massives. Le philosophe africain
doit dénoncer ceux qui contribuent imprudemment à la destruction ou dégradation de la couche pro- tectrice d’ozone avec leurs émissions de gaz toxiques qu’ils ne veulent même plus réduire. Le philosophe africain ne peut qu’argumenter en faveur d’une éthique de responsabilité en retournant l’avertissement d’Hemingway : Ne vous demandez pas pour qui sonne le glas. Il sonne également pour vous.
2–La question écologique trouve-t-elle un sens dans les valeurs traditionnelles africaines ?
Hubert Mono Ndjana. La réflexion écologique est une réaction, une tentative de réponse à un problème surgissant dans un environnement à un moment donné. L’écologie ne peut donc pas naître par génération spontanée. Elle ne peut exister sans surgissement d’un danger, ou d’une menace qui l’engendre. Ce sont les dangers affectant notre écosystème qui font naître l’écologie
en tant que réflexion d’ordre moral, juridique et scientifique contre les atteintes à l’intégrité de notre environnement planétaire. Il s’agit d’une réflexion vitale et fondamentale qui vise à garantir, pendant qu’il est encore temps, la survie et peut- être la pérennité de l’humanité et de la biosphère.
Les experts d’aujourd’hui, comme Félix Guattari (un psychanalyste français, qui développe le concept d’écosophie comme association de trois écologies : environnementale, sociale et mentale, le concept étant créé par le Norvégien Arne Naess (1912-2009), auteur de Une écosophie pour la vie. Introduction à l’écologie pro- fonde. Félix Guattari et le fondateur de la Deep Ecology montrent la nécessité de se pencher sur l’environnement intérieur de l’homme, qui n’est pas exempt de la dégradation que subit l’écosystème extérieur, c’est-à-dire la nature sous sa forme végétale ou animale.
Toutes ces préoccupations traduisent, de par leur existence, le niveau d’une civilisation déjà bien avancée dans sa dimension technoscientifique, avec des prodigieuses réalisations qui,
quoique bénéfiques dans un sens, dégradent en même temps, hélas, l’intégrité de la nature extérieure. A quoi l’écosophie ajoute aussi la nature intérieure comme je viens de le dire.
La culture et la civilisation africaines n’avaient pas jusque-là atteint un degré de prédation susceptible d’amener nos ancêtres à ce genre de réflexion. Toute philosophie est fille de son temps. Un pessimisme gratuit n’était donc pas envisageable. Mais à présent, les philosophes africains ne seraient plus du tout hors-sujet en s’impliquant aussi bien dans l’écologie courante ou conventionnelle, que dans l’écolo- gie profonde. A l’instar d’un Ronsard écrivant des élégies contre les bûcherons de la forêt de Gastine, pleurant le chêne coupé comme nous pourrions pleurer l’iroko tronçonné « Arrête bûcheron ! », nous pourrions aussi crier : « Arrêtez, camions ! », quand nous assistons, impuissants, aux torrents impétueux de notre or vert allant se déverser dans les économies florissantes de l’Occident. Mais plus proches de nous, et vu l’impossibilité d’arrêter l’hémorragie économique dégradant nos ressources, et l’incapacité d’aller boucher les trous d’ozone dans la stratosphère, au moins pouvons-nous blâmer nos gouvernants pour l’omniprésence des nuages
de poussière dans nos villes et nos capitales. Ce serait de l’écologie dans les limites de nos petites capacités, une écologie de proximité.
3–Ne pensez-vous pas que l’attachement des Africains à la nature est une cause du sous-développement économique actuel de l’Afrique ?
Hubert Mono Ndjana. Il pourrait en être ainsi si cet attachement signifiait en même temps une façon de
tourner le dos au progrès. Un enfant qui s’attache à sa mère et à son père, qui pleure quand ces derniers le déposent à l’école le matin, n’est pas forcément un enfant qui refuse l’école, ou qui déteste les maîtres. Il y a un attachement négatif, une sorte ment total et massif, qui empêche de ré ailleurs et de s’adapter à la nouveauté l’altérité. Ce regard qui se bloque dan une même direction, vers le passé, peut aussi nous donner une sorte de torticolis. A stiff neck, comme disent les Anglais. Vous êtes raide, et ceci n’est pas une attitude de progrès. Le regard l’homme en développement doit être o directionnel, prêt à capitaliser tout apportant et fonctionnel. Sans aucun a prio logique, ni culturel, ni confessionnel, l’essentiel étant alors d’éviter la mafia et ses conséquences socio-économiques.
L’attachement aux valeurs naturelles et traditionnelles pourrait même s’avérer paradoxalement propice au développement, plus qu’on ne croit, parce qu’une telle attitude permet d’affermir l’identité des sujets. L’homme
en développement doit en effet savoir qui il est, ce qu’il veut, et de cause, en toute transparence. Ses partenaires, après l’avoir scruté à fond, peuvent alors aller avec lui le plus loin possible dans la coopération.
On peut même renverser votre question et dire que le plus grand dan- ger pour l’homme en développement consiste plutôt à s’attacher viscéralement aux traditions culturelles des autres. Je ne parle pas ici des grandes religions monothéistes que l’analyse légère inclut souvent parmi les facteurs d’aliénation, ainsi que le fait Bassidiki Coulibaly, avec quelques autres « africanistes nationalistes ». Ces religions sont ouvertes à tous, donc« catholiques », et rencontrent dans l’Africain une traditionnelle croyance en un être suprême appelé Dieu dans ses différentes langues. Ces religions ouvrent également des écoles, au grand jour, pour une formation intellectuelle égalai-i que des instincts sanitaires puques. Je parle de ces regroupements soi- disant mystiques mais sectaires, où on travaille des bougies chambres in appelées « sanctum » où l’on signe des pactes de sang en cô la mort tous les jours en cas de transgression d’une règle. Dans les confessions religieuses, on pratique la confession des péchés. Mais ici on reçoit
directement la mort, après avoir subi des humiliations mordantes qui consistent à émasculer les adeptes par une sodomie des plus sauvages tout au long de la chaîne hiérarchique. Les adeptes émasculés croient donc se venger, ou se consoler de toutes les vilenies subies, en se jetant sans retenue sur les caisses de l’État. Plus que le pillage des ressources naturelles par des prédateurs étrangers, ce comportement infantile de l’homme des loges, fidèle allier par ailleurs des gourous étrangers est ce qui cause le sous-développement de l’Afrique. Les sacrifices humains portent également atteinte à notre démographie. Abraham voulait sacrifier son fils à Dieu. Nous, ici, à qui sacrifions-nous nos enfants ? J’ai appris que des philosophes et des hommes d’église sont adeptes, par-ci, par-là, de ces obédiences sataniques et contre-performantes pour le développement. Mal- gré le qualificatif que je viens d’utiliser, ce ne sont que des opportunistes, chasseurs de positions d’enrichissement et de pouvoir. Ils ne croient ni à Descartes, qui avait essayé et rejeté, ni à Dieu qui avait puni Sodome et Gomorrhe
Merci